MES LETTRES
Cette contribution à POST%SCRIPT mêle deux fils conducteurs. Le premier suit le flou qui entoure la propriété et la paternité d'un univers typographique que nous appelons "La Crickx".
L'autre raconte l'histoire de CC4R/Conditions collectives de réutilisation, une tentative de reformuler une licence de culture libre qui laisserait de la place aux tensions et aux paradoxes dans la pratique du partage.
Ce qui réunit ces deux fils, c'est la conviction que le flux et le reflux d'images, de notes, de textes et de fichiers médias qui émergent du travail culturel, appartiennent au monde plutôt qu'à chacun d'entre nous individuellement.
Les deux réflexions sont orientées par une compréhension féministe et intersectionnelle de la paternité, qui suppose que les expressions culturelles sont toujours déjà situées dans les collectifs ou dans les environnements dans lesquels nous existons.
[Weaving between English and French. Developed in the context of Constant, an association for art and media based in Brussels that I worked with and for since the early 2000s until 2021. The thinking was intensified and marked in important ways in conversations with Elodie Mugrefya, an artist and writer that is now responsible for the artistic direction of Constant. In the mean time, I continued some of these threads in an artistic research project with artist-publisher Eva Weinmayr at HDK Valand University and the Publifluor research group: Olivier Bertrand, Sophie Boiron, Pierre Huyghebaert, David Le Simple, Ludi Loiseau, Nathan Izbicki]
[PUBLIFLUOR]
La Crickx est basée sur les formes que Madame Crystel Crickx, dans son magasin PubliFluor de l'Avenue Rogier à Bruxelles, découpe pendant plus de vingt ans des lettres en vinyle à la main, à l'aide de gabarits en carton qu'elle optimise soigneusement au fil du temps. Les archives de son activité commerciale ont été adoptées par un groupe de designers et de typographes que beaucoup d'entre vous dans cette salle connaissent peut-être, puis numérisées et publiées sous une licence Open Font :
La licence OFL fait partie d'un genre d'interventions para-juridiques que l'on pourrait regrouper sous les appellations de licences de contenu ouvert, de copyleft ou de culture libre. Ces licences sont utiles pour rendre d'autres modes de partage possibles dans le cadre de la loi.
- [examples of re-use]
- [some more re-use]
Mais il y a beaucoup de questions à se poser :
- Sans trop réfléchir à l'époque, OSP a revendiqué sa maternité sur La Crickx et s'est inséré dans son fontlog. Qui est OSP pour revendiquer d'abord la propriété de ces formes, pour ensuite les diffuser sous une telle licence ?
- Le collectif a-t-il eu raison de supposer que La Crickx était déjà une ressource commune, ou a-t-il effacé la propriété de Crystel en s'affirmant?
- Appeler cette police de caractères "Crickx" était une façon de glisser une artisane locale et son caractère situé, dans une liste quelque part après le Baskerville et avant le Gill. Mais il s'agissait aussi d'établir Crystel comme un auteur parmi eux, et cela en utilisant confusément son nom de femme mariée.
- Et si nous problématisons cette autorisation individualisée, comment rendre compte du rôle du vinyle, du rasoir, de l'algorithme qui a défini ses bords numériques, de l'esthétique bruxelloise qui a co-défini ses formes et de l'enthousiasme continu des utilisateurs contemporains ? Comment leurs interprétations se répercutent-elles sur la police et co-construisent-elles sa future réutilisation ?
[PUBLIFLUOR]
Mais revenons d'abord à Bruxelles à la fin des années 1990.
Jusqu'à la fin des années '90, Crystel gagne sa vie en vendant ces lettres à la pièce aux petits commerces de son quartier et ailleurs, à des prix variant en fonction de leur taille.
Les courbures, coupes droites et angles obtus, auxquelles on se réfère aujourd'hui en tant que "La Crickx", sont liées à son goût pour certaines formes et pas d'autres, à la matérialité du vinyle au contact d'un rasoir extra-fin Le Coq, au maniement virtuose de cette lame mais aussi de ciseaux, aux capacités spécifiques de son corps. Marqués par leur mode de production manuel et leur échelle locale, les objets volatiles en vinyle colorés qu'elle produit sont gorgés de cette intimité.
At that time, Pierre Huyghebaert achète un alphabet complet chez PubliFluor, puis scanne ces ensembles de lettres et les vectorise. Cette collection incomplète n'est pas encore une fonte. Ce sont des objets vectoriels qui sont dupliqués et alignés à la main dans un logiciel vectoriel. Cette pratique digitale peu sophistiquée, une pratique courante chez les graphistes qui s'essaient à la typographie, est encore assez proche de la pratique de Mme Crickx et les clients de Publifluor.
Pour répondre à l'un ou l'autre projet qui demande une composition de texte moins laborieuse, ces tracés vectoriels sont complétés et il les insére dans une fonte. Pierre la nomme rapidement "Crickx Rush" et la police commence à circuler et à être utilisée par d'autres graphistes, parfois sans que Pierre s'en rende compte et certainement à l'insu de Crystel. Et au moment Crystel prend sa retraite, Pierre rachète l'ensemble de son stock, qui comprend également ses boîtiers et une partie de l'administration de Publifluor.
Lorsque il atterri à OSP quelques années plus tard, il apporte le stock de Crystel avec lui à Variable, un atelier collectif situé à quelques rues de la boutique Publifluor etIl semble temps de compléter et de publier correctement la version numérisée de La Crickx. Ludi Loiseau et Antoine Begon numérisent à nouveau les lettres en vinyle. Elle et il mènent un travail plus déterminé dans les soins apportés au tracé et aux choix typographiques. Il s'agit de pérenniser plusieurs versions des fontes sur base d'un corpus plus large, et de proposer plusieurs moutures de l'objet Crickx.
La décision d'appeler la police "Crickx" est rapidement prise. En conservant le nom "Crickx", OSP veut explicitement attribuer le travail à Crystel et indiquer clairement que ces formes de lettres peuvent avoir été tracées par de nombreuses mains, mais n'ont pas été découpées par OSP même.
[CC4R]
More or less at the same time that Pierre bought Crystel’s stock, in another corner of Brussels now more than twenty years ago, Constant translated Creative Commons to the Belgian context. Ever since, we have used FLOS software and published under Open Content Licenses as part of a day-to-day attempt to resist normalized assumptions about individual authorship, exclusivity and originality.
Free Licenses such as OFL are a way to make the conditions for re-use explicit, but maybe more importantly, at least for me, they seem to allow a re-imagining of authorship as a webbed, relational practice. They offer a possibility to manifest an engagement with the hybrid, and networked nature of cultural production.
This commitment to the generative and fundamentally shared nature of creative production was an attempt to refuse the regime of traditional copyright based on a particular enlightenment mode of creativity and authorship, embedded in IP.
As part of that commitment, we understood that we need to take care to release materials often and early, and make an effort to provide access to source files as much as to final results. And these are practices and modes that are part and parcel of Free Culture.
But in these twenty years, the extend by which extractivist platforms have embraced Free Culture, favoring friction free licensing and capitalizing on voluntary work and free labor has become painfully clear, as well as how Free, Libre and Open Source softwares agile modes scaffolded an IT industry fueled by exploitation, extraction, speculation and limitless growth.
What also became increasingly clear, is that by their attachment to conventional copyright, Free Licenses continue to hold on to Authors as individualized humans who make original works, as if created from scratch. They are assumed to be legally recognized citizens, who have the privilege to decide what happens to a work in the future. In this way, Free Culture perversely repeats the colonial gesture of creating a ground zero for the circulation of knowledge as a “Free” object.
- What I call “the coloniality of Free Culture” gets further intensified in universalist campaigns for Open Content and Open Data, presuming that all knowledge of the world should be released to the public domain, without consideration for its conditions of production or for the implications of its re-use. Free Culture risks to ignore, as Black feminist theorist Katherine McKittrick writes,
“how our ideas are bound up in stories, research, inquiries, that we do not (or should not claim we) own.”
“comment nos idées sont liées à des histoires, des recherches, des enquêtes, dont nous ne sommes pas (ou ne devrions pas prétendre être) propriétaires”
So the question is … What would decolonial (maybe) and feminist (surely) conditions for re-use look like which could acknowledge entangled notions of authorship?
[PUBLIFLUOR]
Crystel elle-même fait constamment référence, au possessif, aux gabarits, aux objets en vinyle découpé, aux lettres placées sur une vitrine, mais aussi aux apparitions contemporaines des formes de lettres numérisées en disant "mes lettres". En choisissant cette construction particulière, elle exprime un sentiment de propriété qui ne semble pas être une revendication d'auteur. Le "mes" est cependant propriétaire dans le sens de "fait par moi”, er de “à mon époque". Il établit une relation directe entre son travail personnel, sa vie et les objets reconnaissables dans le monde.
C'est un exercice pas simple de reconnaître à Crystel la propriété de son œuvre, sans contribuer à l'amalgame systémique entre propriété et paternité et sans en elle faire rétrospectivement une artiste vernaculaire. C'est un exercice délicat, car nous pourrions finir par effacer son travail, glisser vers une distinction trop facile entre artisanat et génie créatif, ou vers une tendance à ne reconnaître les artistes que dans la mesure où ils correspondent à des stéréotypes de genre par exemple.
Si nous disons "les expressions culturelles appartiennent au monde plutôt qu'à chacun d'entre nous individuellement", nous ne voulons pas invisibiliser les personnes, les matériaux et les processus qui permettent à la culture d'exister, au contraire. Bien sûr, il est important de savoir qui compose, écrit, code, dessine ou coupe et colle. Mais comme l'écrit Sara Ahmed, il y a une tension entre la reconnaissance et l'individualisation,
- “A feminist approach cannot afford to collapse the issues of embodiment and subjectivity with the ontology of identity”
- “Une approche féministe ne peut pas se permettre de réduire les questions d'incarnation et de subjectivité avec l'ontologie de l'identité”
En d'autres termes, nous ne pouvons pas supposer que l'incarnation de l'auteur est alignée de manière transparente avec son identité, ni avec l'œuvre elle-même.
Si nous considérons que la production culturelle est en fait un enchevêtrement et une toile, nous devons trouver un moyen de les aborder sans perdre de vue les conditions collectives qui l'ont rendue possible. Comment penser La Crickx au-delà de ses histoires et adaptations individuelles, mais comme un élément de production déjà collectif, à utiliser, enrichir et remettre en circulation ?
[CC4R]
The articulation of what later became “Collecitve Conditions for Re-Use” started with a close reading of the Free Art License, the license that Constant adopted as their go-to document for publishing texts, documentation, works, images and research notes.
The Free Art License has been an inspiring project for Constant because, in contrast with more mainstream projects such as Creative Commons, FAL maintains its enthusiasm for F/LOSS ideology and reformulates the interrelated mechanisms of “use, copy, distribute, transform, and prohibition of exclusive appropriation” in its own poetic way. The writing of the FAL and the collective practicing of its implications are part of an ongoing artistic project with explicit anti-capitalist politics.
But when we did this close reading of FAL twenty years later, we were reminded how much the politics of our practice had diverted from the framework and language it established, and it felt urgent to rewrite the familiar document that now felt alien.
One of the main issues we wanted to address was the establishment of the author as an individual, validated by the law.
So instead of starting with:
- “The Free Art License grants the right to freely copy, distribute, and transform creative works without infringing the author’s rights. The Free Art License recognizes and protects these rights. Their implementation has been reformulated in order to allow everyone to use creations of the human mind in a creative manner, regardless of their types and ways of expression.”
Avec cette Licence Art Libre, l’autorisation est donnée de copier, de diffuser et de transformer librement les oeuvres dans le respect des droits de l’auteur. Loin d’ignorer ces droits, la Licence Art Libre les reconnaît et les protège. Elle en reformule l’exercice en permettant à tout un chacun de faire un usage créatif des productions de l’esprit quels que soient leur genre et leur forme d’expression.
… we reformulated this preamble into:
- “The CC4r considers authorship to be part of a collective cultural effort and rejects authorship as ownership derived from individual genius. This means to recognize that it is situated in social and historical conditions and that there may be reasons to refrain from release and re-use.”
- “La CC4r considère que l’autorat des œuvres fait partie d’un effort culturel collectif et rejette la xaternité comme une propriété dérivée du génie individuel. Cela signifie qu’il faut reconnaître qu’elle se situe dans des conditions sociales et historiques et qu’il peut y avoir des raisons de s’abstenir de la publier et de la réutiliser.”
A reminder of the collective conditions for authorship, followed by an important deviation from FAL, the possibility of not sharing.
- “Considering the Collective Conditions for (re-)use involves inclusive crediting and speculative practices for referencing and resourcing. (...) To take into account that the defaults of openness and transparency have different consequences in different contexts.”
- “Considérer les conditions collectives de (ré)utilisation implique des pratiques de crédit et de spéculation inclusives pour le référencement et le ressourcement. (...) Prendre en compte le fait que les défauts d’ouverture et de transparence ont des conséquences différentes selon les contextes.”
With this counterintuitive move, CC4r not only opens up to other authorial relationships but makes space for opacity and refusal, and breaks the universal. What we think the most important move CC4r makes is to invite re-users to take responsibility for (re-)use.
- “The CC4r favors re-use and generous access conditions. It considers hands-on circulation as a necessary and generative activation of current, historical and future authored materials. While you are free to (re-)use them, you are not free from taking the implications from (re-)use into account.”
- “La CC4r favorise la réutilisation et des conditions d’accès généreuses. Elle considère la circulation pratique comme une activation nécessaire et générative des documents d’auteur·e·s actuel·le·s, historiques et futur·e·s. Si vous êtes libre de les (ré)utiliser, vous n’êtes pas libre de prendre en compte les implications de la (ré)utilisation.”
This call for careful attention from future re-users is a way CC4r wants to stay with the potential of Free Culture, but without the universal reliance on freedom bound by law. It therefore starts with a REMINDER TO CURRENT AND FUTURE AUTHORS:
- “The authored work released under the CC4r was never yours to begin with. The CC4r considers authorship to be part of a collective cultural effort and rejects authorship as ownership derived from individual genius.”
- “Les travaux d’auteur·e·s publiés dans le cadre de la CC4r n’ont jamais été les vôtres. La CC4r considère que l’autorat des œuvres fait partie d’un effort culturel collectif et rejette la xaternité comme une propriété dérivée du génie individuel.”
[PUBLIFLUOR]
Que signifie dire "mes lettres", si l'on prend au sérieux le fait qu'elles n'ont jamais été les nôtres au départ ? Que signifie le fait de se sentir autorisé à prendre des responsabilités et à distribuer ?
Dans un texte de 2011 pour la revue ∆⅄⎈ des éditions BAT, OSP livre "notre enthousiasme pour les logiciels libres vient de leur conception même puisque celle-ci est basée sur une pratique collective qui crée un réseau de relations entre des communautés, des outils et des pratiques spécifiques."
Il semblait important pour le collectif OSP de ne pas revendiquer la mpaternité ou la propriété du travail de Crystel, et d'assurer que son travail puisse circuler largement. L'objet Crickx est considéré une ressource commune déjà, par son caractère quotidien. OSP voulait rendre cette fonte à la ville et inviter quiconque à l'utiliser, la modifier et la distribuer. Et pour cette raison, comme pour ses autres fontes le collectif décide (ou assume la responsabilité) d'attacher une licence OFL à ces objets digitaux. Il semblait juste de publier la police sous une licence qui rendrait l'objet numérique propriété publique, qui lui permettrait de circuler dans ses anciens et nouveaux quartiers dans des conditions qui soutiennent sa prolifération autant que possible.
Acheter les objets signifie-t-il également avoir le droit de les reproduire numériquement? En termes juridiques, c'est probablement le cas. Mais en termes éthiques, une conversation qui ne fait pas l'économie de la complexité semble nécessaire.
Pendant les visites de Pierre à Crystel dans les années 90, il y a eu des tentatives de parler de ce que signifiait la numérisation de ses lettres, et de savoir si ce geste de numérisation était la bienvenue ou non. Ces visites précédent de plusieurs années le choix clair de la licence Open Font Licence (OFL) par OSP pour la publication de la fonte Crickx. Mais si choisir une licence, c'est nourrir une conversation sur les conditions de partage, on peut dire que les conversations de Pierre avec Crystel constituent les prémisses de la licence. Ou plutôt une articulation des conditions, non complètement explicite et non écrite.
Aujourd'hui, 20 ans plus tard, nous profitons de l'opportunité de travailler ensemble sur les archives de Publifluor pour rediscuter de l'édition de cette police, de ses conditions de partage et de son appellation. Devrions-nous appeler cette nouvelle édition La Crickx à nouveau, ou peut-être Publifluor, comme une façon d'insister sur le contexte socio-économique de son apparition, son écosystème, plutôt que sur le génie projeté de son inventrice? Republions-nous la police sous OFL, ou devons-nous également réécrire les conditions de réutilisation ? Comme nous sommes au milieu de ces discussions, je laisse la réponse ouverte pour le moment.
As far as the CC4r goes, I think that we can say that CC4r opened up a space for negotiation and conversation, as it is looking like a license but actually it is not. It is a commitment rather than a license as Elodie would say, or an invitation to care for the collective conditions of the many, an attempt to incite practices that are both thoughtful and irreverent.
But on reflection, I think it is more like a provocation:
- “The CC4r asks you to be courageous with these materials. To discuss them, to doubt them, to let go, to change your mind, to experiment, to give back and to take responsibility when things might go wrong.”
- “La CC4r vous demande d’être courageuses et courageux dans l’utilisation des matériaux qui font l’objet d’une licence dans le cadre de la CC4r. De les discuter, de douter, de lâcher prise, de changer d’avis, de les expérimenter, de leur rendre la pareille et d’assumer la responsabilité lorsque les choses pourraient mal tourner.”
References:
Ahmed, Sara. Differences That Matter: Feminist Theory and Postmodernism. Cambridge University Press, 1998.
Katherine Mckittrick, ‘Footnotes (Books and Papers Scattered about the Floor)’, in Dear Science and Other Stories (Durham and London: Duke University Press, 2021), 14–32.
Resources: